‒ Et leur troupes sont juste retranchées là?
‒ Sans renforts en route?
‒ C'est ce que les éclaireurs rapportent, mon général, répondit Japhet d'un ton bas, nerveux.
Palileo se pencha à nouveau sur la projection, perplexe. Il jeta un regard aux tours, un autre au pont-levis, et un dernier aux fortifications. Malgré ses six yeux rivés sur la bâtisse, il sentait qu'un angle de vue lui échappait.
À mi-chemin entre cathédrale et forteresse, l'architecture du Rectorat n'avait rien de commun. On l'avait perdu il y a plusieurs siècles, quand c'était encore un lieu de culte; mais entre-temps, il avait grandi, était devenu caserne, puis université. Sa croissance chaotique en avait fait une sorte de chimère maladaptée, dont les composants se gênaient mutuellement. Trop incommode pour l'office religieux, trop aménagée pour servir de place forte.
C'était une bizarrerie historique d'un genre rare aujourd'hui, et Palileo n'en était que plus mal à l'aise. Il savait très bien quelle armée il avait repoussée à l'intérieur, mais pas ce qui l'y avait attirée. Bien d'autres constructions dans la région aurait été plus faciles à tenir, plus ouvertes sur l'arrière, plus fournies. Sur le plan stratégique, tout concordait pour dire que c'était une erreur grave des armées Holondes. Mais Holon n'envoyait pas de novices contre des gradés comme lui. Il y avait quelque chose de bien planifié dans ce retrait; et à en croire les mouvements bas et saccadés de la queue de Japhet & Baseil, ses fidèles conseillers partagaient ses craintes.
‒ C'est forcément un piège, déclara-t-il de sa tête gauche, sûr de lui. Cet endroit renferme quelque chose, et ils nous attendent de pied ferme avec.
Japhet sentit Baseil déglutir. Le général pesait ses mots et n'avait pas l'habitude d'user de termes comme "forcément" à la légère. Iels avaient déjà des soupçons depuis le retour des éclaireurs, ce matin, mais Palileo avait élevé ces soupçons au rang de certitudes.
‒ Une arme? Un sytème de défense? ajouta Japhet.
‒ Ou peut-être juste des ressources importantes, comme des munitions? proposa Baseil sans grande conviction. On a déjà vu des garnisons défendre des objectifs de moindre envergure.
‒ Aucune "ressource" ne vaut ce genre de risque avec l'offensive sur Noschater. Ils devraient tenter nous ralentir à tout prix, pas prendre ce genre de pari.
‒ De combien de jours dispose-t-on? demanda-t-il à Japhet, tournant sa tête centrale vers ellui.
Japhet esquissa deux maquettes supplémentaires du bout des doigts. L'une présentait la cavalerie en chemin pour Noschater, que les troupes de Palileo devaient rejoindre au plus vite. L'autre présentait l'une des nombreuses tours de garde Holondes sur leur chemin; iel ne prit pas la peine d'en produire une vue en coupe pour en dévoiler l'artillerie.
‒ Sans problème majeur, cinq. Sinon, sept.
‒ Mais connaissant la générale Armoise…
‒ …cette vieille folle pourrait bien atteindre le point de rendez-vous en trois, ponctua-t-il d'une paire de demi-sourires, en tournant lentement autour de la maquette du Rectorat.
Japhet & Baseil croisèrent tous deux les bras.
‒ Sans mages topographes, on charge à l'aveugle, répliqua Japhet en jetant un oeil au café froid sur le poêle au milieu de la tente.
Palileo cessa de tourner en rond, ferma les yeux, et laissa s'échapper de lui un long trio de soupirs avant d'étendre son bas-corps près de la table basse à côté du poêle. Japhet & Baseil laissèrent leurs maquettes éphémères se disperser dans l'air nocturne, avant d'aller réchauffer le café et extirper d'un meuble de voyage usé deux grandes tasses en fonte. Le général, plongé dans ses réflexions, demeurait immobile.
Un lourd silence s'installa dans la demi-lumière de la tente. L'atmosphère s'était nettement refraîchie quand la bouilloire siffla plaintivement, et qu'on put enfin profiter d'une boisson chaude. Assis en tailleur, les conseillers attendait patiemment la décision de leur supérieur. Baseil vida la moitié de leur tasse commune à ellui seul, tandis que son compagnon de corps lui grattait affectueusement la tête d'un air absent.
Le général but lentement, examinant les cartes étalées sur la table entre chaque gorgée. Au bout d'une dizaine de minutes qu'il ressentit comme cent, sa décision fut prise.
‒ On n'a le luxe d'attendre personne, déclara-t-il de trois voix unies sans lever les yeux des cartes. Allez prévenir Hosha, Laurme et Destati. On attaque à l'aube.