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1370 words french

featuring


De la tête gauche, elle mordit dans une part de pizza froide et sans saveur, livrée depuis déjà une bonne heure. Le salon de l'appartement, noyé dans la pénombre, était lui aussi froid et sans saveur; le chauffage y était défaillant, et il n'était meublé qu'au strict minimum. Un canapé bon marché, une table basse bon marché, un futon encore meilleur marché. Elle n'avait aucune idée du temps qu'il faudrait pour qu'on lui amène ses affaires.

En fait, elle n'était pas sûr de les vouloir. Ici, à 2 heures du matin, allongée sans aucun confort, tout avait disparu. Un univers réduit, à trois composants seulement; elle, la photo du magazine, et le vide.

Le vide avait happé tout le reste, dehors comme dedans. Il l'avait mangée de l'intérieur, fils bâtard d'un trou noir et d'une tumeur maligne. Il n'avait laissé que le regret, essentiel, distillé. En cet instant, c'était sa singularité. Inévitable. Inarrêtable.

HALEY, L'ÉTOILE MONTANTE!

Rainwing n'avait jamais prétendu être meilleur que ses concurrents. Rainwing avait des trous budgétaires, mais il fallait bien qu'ils en ait comme tout le monde. Pour gagner de l'argent, il faut prendre plus que l'on donne; c'est élémentaire.

Alors dans ses terres, on trouve un coin peu visité. On s'arme d'une pelle, de patience, de discrétion, et on creuse; lentement mais sûrement. Une fois le trou creusé, on espère qu'il n'y aura pas d'imbécile pour y trébucher. Ce serait bien un comble, vu le mal qu'on s'est donné pour trouver un endroit convenable, où personne de sensé ne devrait tomber dans un trou.

Le trou de Rainwing, c'était la sauvegarde clinique. Leur sous-traitant ne versait pas vraiment dans le clonage d'urgence. On leur demandait habituellement de faire fleurir une main ou un bras, pas un corps tout entier.

C'était déjà un miracle financier pour eux d'avoir un seul clone pour chaque favori, on n'allait tout de même pas leur demander de les faire fleurir à grande vitesse, quand même? Et puis quoi encore? Vous avez seulement lu le devis? Non; avec ce budget-là, on n'en entretiendra qu'un seul pour votre nouveau poulain, et on restera sur une croissance modérée. C'est à prendre ou à laisser.

Les pensées d'Haley s'attardèrent un instant sur les chirurgiens. Non, ce n'était tout de même pas la faute aux chirurgiens; on ne leur demandait pas leur avis sur la gestion des cuves. Le vaisseau médical, alors? Non, il avait sans doute fait de son mieux. Sinon la compagnie n'aurait pas enregistrée cette intervention dans leur base de données publique.

Elle n'avait pas lu les petits caractères. Elle s'était mise dans le pétrin en tentant une acrobatie vaine, pour le seul plaisir des caméras. C'était stupide, c'était inutile. C'était sa faute. Ca ne pouvait être que sa faute, n'est-ce pas?

LA JEUNE PRODIGE CONSERVERA-T-ELLE SON TITRE AU V2A?

Elle avait visité le laboratoire l'année dernière, accompagnée de son manager. Partout, une tuyauterie multicolore, comme un réseau de pailles fantaisies. Protéines de synthèse, vitamines, stimulants hormonaux. Un va-et-vient liquide, constant, imperturbable, entre des cuves plus ou moins opaques. Des boîtes noires qui bavardaient par chimie sans vraiment se comprendre, à longueur de journée. Sur le moment, elle avait repensé à la manière qu'elle avait de parler avec un ancien petit ami.

Elle avait vu, à travers un large hublot d'une transparence absolue, son propre visage qui flottait sans mot ni regard. Elle s'était sentie confuse, puis terrifiée, puis enfin fascinée. Sous les épaules, il n'y avait pas grand-chose; un demi-oesophage, quelque os, des esquisses malhabiles de poumons. Les bras n'avaient pas encore grandi au-delà des coudes.

Sans surprise, elle avait fait cadeau de son déjeuner au sol, et à une de ses chaussures. Un robot de maintien de l'hygiène était intervenu dans la minute, mais sans se presser. "Ca arrive à tout le monde", lui avait-on dit.

Elle avait relevé la tête, et regardé la chose à nouveau. Une fois fleurie, elle n'aurait plus jamais à s'inquiéter. Tant que son cerveau subsisterait, une copie du reste à la molécule près serait là pour l'accueillir. L'habitant survivrait à la maison. Tout irait pour le mieux, et elle reprendrait son histoire exactement là où elle l'avait laissée.

"Vous avez sans doute examiné le circuit révisé. Un mot sur la boucle Octane? Un passage très technique, de ce qu'on en dit."

Le clone était tout sauf prêt à temps.

"Honnêtement, j'ai déjà vu pire~"

Pour citer son manager, "il n'y avait simplement pas d'autre option", et le résultat était "ce qu'on pouvait espérer de mieux d'une telle opération réparatrice". À quoi bon se faire du souci? C'est comme le bodmod, et le bodmod c'est tendance; ça ne peut "qu'élargir la fanbase". Sans parler des nouvelles possibilités compétitives.

Ce n'était pas elle qui se souvenait de ses paroles; c'était un collègue et ami qui les lui avait rapportées bien plus tard. Des souvenirs précis de cette période de sa vie, elle n'en avait plus vraiment. On ne se souvient pas de sa petite enfance, parce qu'à l'époque la mémoire ne reposait pas sur des bases solides. C'était plus ou moins à nouveau son cas à cette époque-là.

Enfin, si, elle avait quand même des souvenirs; mais toujours vagues et désorganisés. Elle se rappelait le fauteuil roulant. Non pas que ses jambes étaient endommagées; elle ne pouvait tout simplement pas marcher. Sa synchronicité cérébrale était trop faible pour qu'elle pose un pied devant l'autre, ou même qu'elle ait pleinement conscience d'en avoir.

Elle ne se souvenait pas du tout de ses repas, en revanche. Sans doute l'avait-on nourrie à la petite cuillère, où à l'intraveineuse.

Les paroles de son manager l'avaient survolée comme un oiseau survole une mer; tout comme le texte qu'il lui avait tendu, ou la certitude d'être en présence de son infirmière, ou de son avocat. Au final, c'était tout un vol d'information que son esprit en cours de mitose avait poliment dédaigné.

Au-delà du papier et de celui qui l'avait placé devant elle, elle ne souvenait que de maux de tête perçants, du sentiment désagréable que son corps était rempli tout entier d'éthanol, et d'une signature avec des mains dont elle ne savait pas, sur le moment, si c'étaient les siennes ou celles d'un fantôme.

"Et votre chère Blue Shift? Est-ce qu'on peut en attendre du nouveau?"

Son esprit habitait deux cerveaux entiers, désormais. Pas de retour en arrière possible. Se passer d'un d'entre eux, maintenant, équivalait à jeter par la fenêtre la moitié de ses fonctions cérébrales; autrement dit, signer pour une vie de légume.

Elle avait déjà trop signé. Quoi exactement? Peu importe. L'incident était clos, la version officielle était en marche, et on n'y ajouterai ni post-scriptum ni errata. "Haley choisit le bodmod!". C'est comme ça. Elle est tombée dans le trou, mais on n'a pas pris le risque de l'en faire sortir. On l'a simplement persuadée d'y rester sans faire de vagues.

Il y en avait moins, maintenant, des soirées comme celle qu'elle traversait en ce moment précis. Et heureusement, elles lui donnaient moins de mauvaises idées. Ou de bonnes idées. Ce n'était probablement pas à elle d'en juger.

Une nuit, dans une salle de bains d'hôtel anonyme, en transition entre deux appartements, elle avait pris un échantillon gratuit de lames de rasoir. Le sommeil lui échappait mais pas la lucidité. L'image dans le miroir, éclairée durement par une lumière impersonnelle, n'était plus la sienne.

Elle ne voulait pas de ce sang qui coulait dans trop de veines. Elle ne voulait pas de ce nouveau cou et encore moins de ce qu'il soutenait. Lentement, presque sans trembler, elle avait rapproché l'instrument de sa libération de sa peau, et hésité. En sanglots, elle avait fini par abandonner, écroulée contre le lavabo.

Elle avait voulu trancher sa nouvelle gorge, mais l'opération était si réussie qu'elle n'avait pu la distinguer de l'originale.

"Oh oui, et pas seulement sous le capot! Je dois garder la surprise, mais elle aura un sacré look, je vous le garantis~"

En ce moment comme en beaucoup d'autres, les yeux humides et les paupières lourdes, hypnotisée par son image obsolète, elle n'aurait pas cru qu'elle pourrait s'habituer. Qu'elle pourrait s'aimer à nouveau. Mais tôt ou tard, elle le pourrait.

Ces choses-là prennent juste un peu de temps.